Ça en valait la peine
« Ça en valait la peine. »
Oui, c’est avec cette phrase que je débute mon article. Car c’est la phrase que j’ai l’ambition de vous faire prononcer à la fin de cette publication.
Ce n’est pas une petite ambition, je le sais, mais il faut pouvoir rendre leur gloire à de grands projets. Et s’il est un grand projet ce mois-ci, c’était celui de vous offrir un texte. Un texte complet, avec son début et sa fin, qui, peu importe sa longueur, vous offrirait autre chose à croquer qu’un vague extrait savamment charcuté pour ne rien révéler de son histoire.
Cela aura pris son temps, j’en conviens. Ce n’était pas tellement une question d’idée, car celle-ci s’est imposée à moi très vite, au cours d’une matinée tout à fait banale. Ce n’était pas non plus une question d’inspiration puisque seulement deux jours ont suffi à l’élaboration du premier jet. Enfin, même si la première réécriture a mis son temps à venir, elle n’était pas la plus grande source de ralentissement. Je l’avoue, j’aurais pu vous livrer mon petit bébé en une huitaine de jours. Alors pourquoi ai-je fait le choix d’attendre plutôt deux semaines ?
Tout d’abord, parce que j’ai un peu traîné à l’écriture de cette introduction. Je ne trouvais pas un angle d’attaque qui me satisfasse, et vous savez à quel point parler de mes retards de publication m’aide à être prolifique. Mais surtout, la principale et la moins désinvolte des raisons, c’est que j’ai profité de cette parution un peu exceptionnelle pour gratter une semaine de plus.
Non, je n’ai pas honte de le dire. Je vous ai, comme on dit dans le jargon, « carottés ».
D’un côté, je me dis que ce serait une mauvaise idée de vous habituer à ce que même les gros formats ne prennent qu’une semaine à être créés. La vitesse à laquelle j’ai pondu cette nouvelle relève plutôt d’une exception. Je le sais car j’en écrivais une autre en parallèle qui, même si elle était plus longue, a pris beaucoup plus de temps proportionnellement parlant.
De l’autre, j’investis tellement de temps, d’énergie et de mots hebdomadaires à tous les projets que je mène en parallèle, que cela ne m’a pas fait de mal d’économiser la production d’un article. D’autant plus ces dernières semaines où je me suis fixé des objectifs clairs et dénombrables.
Enfin, laisser un peu plus d’attente pour faire monter le soufflé avant de publier un écrit complet, ça fait aussi partie du jeu. Maintenant que j’ai bien travaillé mon suspense, il n’existe plus que deux options dans votre esprit : soit ce que je vous propose n’est pas à la hauteur de ce que je vous avais promis, et vous me détestez ; soit, vous vous dîtes : « ça en valait la peine. »
Alors, êtes-vous prêts à faire choir cette épée de Damoclès ?
Octobre 2022
Storytelling
La porte métallique usée grinça pendant une éternité en coulissant sur ses gonds. Soudain, elle butta contre le mur, résonnant comme un gong au son duquel les néons crépitèrent. La lumière blafarde emplit la pièce après quelques clignotements. Un trésor de chimiste se révéla alors, éparpillé sur un nombre de paillasses bien trop élevé pour la modeste superficie de la pièce. De la verrerie de haute qualité, des bocaux d’huile contenant des alcalins, des centaines d’ustensiles alignés à la perfection sur leurs racks, une armoire à solutions anti-incendie blindée, et une floppée d’erlenmeyers remplis de liquides aux couleurs de l’arc-en-ciel composaient un décor presque caricatural.
Les taches de rousseur plissées par un grand sourire, Lysandre invita sa professeure à entrer. Elle tendit le bras devant elle, pour montrer toute l’envergure de la salle du plat de sa main, avant de s’arrêter en pointant le parcours qui slalomait entre les plans de travail.
L’enseignante descendit les trois marches rouillées qui compensaient le dénivelé. Serrant son calepin contre sa poitrine, elle regardait avec attention où elle posait les pieds. Néanmoins, une fois la vieille passerelle descendue, le sol était impeccable. Elle jeta des coups d’œil furtifs à la disposition parfaite de tout le matériel. Chaque fiole, chaque boîte de gants, chaque présentoir à micropipette, s’agençait au millimètre avec le reste. Si l’on pouvait reconnaître une qualité à son élève, en plus de son sens de la théâtralité, c’était sa méticulosité.
La jeune fille aux cheveux bleus attrapa la blouse pendue au crochet à côté de l’entrée. Elle l’enfila d’un geste machinal, fourra ses mains dans les poches amples du vêtement, puis rejoignit sa professeure.
« Alors, z’en pensez quoi ? » demanda l’adolescente avec un coup de coude un peu trop familier. Elle zyeutait sur le calepin d’évaluation par-dessus l’épaule de la professeure.
« Je ne m’attendais pas à ça, répondit l’intéressée, gênée.
— Ah ouais ? »
Lysandre passa devant elle avec nonchalance, frottant fesse contre fesse à cause de l’étroitesse de l’allée. Elle se rendit devant un petit congélateur dont elle sortit une série d’Eppendorf et un rack de tube à essai scellés. Elle décrocha son propre calepin du mur et se mit au travail, ignorant très vite son invitée après lui avoir proposé de faire comme chez elle.
Une fois les dizaines de formules relues et le fil des expériences retrouvé, elle s’attacha les cheveux et commença ses bidouillages. Pendant ce temps, l’autre femme s’extasiait sur le contenu d’un ballon ou fronçait les sourcils devant un bécher fermé avec un film plastique extensible.
L’enseignante, frénétique, griffonnait ses notes d’observation avec passion. Pour la première fois de la journée, une visite lui donnait à voir autre chose qu’une salle de jeux vidéo, une bibliothèque remplie de mangas, un club d’échecs ou un cercle d’invocation satanique. Son scepticisme grandissant à l’égard du projet de vie périscolaire de l’établissement venait d’être amputé d’une bonne partie de sa consistance. Le programme culturel ‘‘domaine du Soi’’ comme aimait l’appeler avec grandiloquence monsieur le directeur avait laissé perplexe plus d’un éducateur. Lors de son énoncé, nombreuses avaient été les voies s’élevant pour critiquer la naïveté de l’idée, ses risques de dérives. On avait entendu de tout sur le fait qu’ « accorder un espace privé à chaque élève au sein même de l’établissement serait préjudiciable pour tous ». Certains membres du personnel s’en étaient même allés, outrés que tant de fond servent au bien-être des étudiants et pas à l’augmentation de leurs salaires.
Priscilla Hervieu, utopiste convaincue depuis ses seize ans, avait au contraire accepté de faire partie de la boucle. Elle voyait dans ce cadeau fait à ses élèves l’occasion pour eux de vivre une scolarité bien plus amusante et épanouissante que ce qu’elle-même avait vécu.
Néanmoins, sa fascination était vite tombée en désuétude devant le manque d’imagination et d’ambition dont faisaient preuve les élèves, ses petits chouchous en tête de déception. Alors qu’elle s’attendait à trouver une énième salle de lecture un peu morne, le salut était arrivé en la personne de Lysandre, dont elle n’espérait pourtant pas grand-chose. Celle fille réservée au look atypique et à la dizaine de piercings qui se calait toujours le plus au fond possible des salles de cours. En plus de redonner un sens à ce projet avec une pièce débordante de matériel utile et utilisé, elle avait créé la surprise auprès de son enseignante qui hallucinait de la voir faire ses manipulations à la goutte près.
« Quelque chose ne va pas, mademoiselle Hervieu ? » interrogea l’élève d’une voix ingénue sans pour autant détourner le regard de ses ustensiles. Elle récupéra une coupelle de sels hydratés sur sa balance de précision et l’incorpora dans un bécher posé sur l’agitateur magnétique.
« Euh non… tout va bien, hésita la professeure. Je suis juste un peu surprise.
— Surprise, hein ? répéta Lysandre, malicieuse, en réajustant ses lunettes anti-projections.
— Oui. Je ne pensais pas q-que tu… bredouilla Priscilla en s’empourprant.
— Que je serais une scientifique ? acheva la fille pour dissiper le malaise plus vite, comme si elle arrachait un pansement. C’est parce que j’ai l’air d’une littos, c’est ça ? »
Hervieu baissa les yeux et rougit encore plus. Elle avait chaud. Elle se sentait bouffée par la honte. Elle, dont le rôle était de mettre ses étudiants à l’aise. Elle, qui avait souffert toute son enfance à cause des clichés sur son appartenance sociale. Elle avait cédé aux préjugés avec une telle facilité. Elle s’essaya à quelques excuses pitoyables mais tout lui parut ridicule devant l’ampleur de l’affront. Ses pommettes brûlantes ne daignaient pas refroidir.
« Ne vous en faites pas, je ne vous en veux pas parce que vous m’avez prise pour une artiste, c’est même plutôt flatteur, rassura l’élève avant d’enfoncer le clou. Je vous en veux de m’avoir prise pour une fumeuse de shit. Je veux dire, c’est dangereux de manipuler un bécher d’acide chlorhydrique avec les idées troubles. »
Le coup fut fatal. La professeure se confondit en excuses, déblatéra ses regrets, tandis que Lysandre éclatait de rire. Elle invita sa professeure à se calmer, fière de l’avoir faite tourner en bourrique avec tant de facilité.
Priscilla prit cinq minutes pour faire taire son hyperventilation. Une fois rassurée, elle reprit sa visite. Le tour d’horizon finit, elle observa ce que faisait la jeune fille. Ses choix de mélanges constituaient une boîte noire, mais en même temps, beaucoup de réactifs qu’elle utilisait étaient déjà des intermédiaires préparés à l’avance. L’ordre d’incorporation seul n’indiquait rien de la recette choisie. L’enseignante se pencha donc au-dessus de la paillasse centrale. Elle tentait de lire les notes de laboratoire inscrites dans le cahier. Cependant, la seule liste des ingrédients et les équations inscrites au crayon ne lui permettaient pas de conclure. La seule chose qu’elle nota fut que les réactions utilisaient beaucoup de chimie organique voire directement de la matière biologique comme des plantes ou des poils d’animaux. Même le titre de la synthèse était codé : elle lut « polar » dans le cartouche en haut de page sans y trouver d’interprétation en lien avec ses propres connaissances scientifiques. Elle se résigna à poser la question :
« Et donc, tu travailles sur quoi ? »
Lysandre tourna la tête, surprise, quittant une seconde sa colonne de Vigreux des yeux. La professeure portait un petit sourire gêné, inquiète d’avoir posé une question qui fâche. L’élève aux cheveux bleus aurai cru que c’était une façon comme une autre de faire oublier le malentendu précédent, mais madame Hervieu avait l’air sincère. Ses travaux l’intriguaient pour de vrai, cela se lisait dans le regard. Ce n’était même plus une question de rapport d’activité à rendre au directeur, juste un intérêt spontané.
L’étudiante reporta son attention sur le montage à reflux et resta très évasive : « Vous savez, la routine, quoi. Je tente de nouvelles choses. Un bon frisson recouvert de mystère, une pointe d’adrénaline, le tout saupoudré d’énigmes… sans oublier une pincée de révélation inattendue. »
Le regard de Lysandre pétillait. Priscilla, elle était un peu perplexe… difficile de trouver une vraie réponse dans tout ce charabia. Sa métaphore de la recherche scientifique est un poil candide, mais sacrément pointue, pensa la professeure. Cette évocation apportait avec elle un autre vent de stupéfaction.
« Mais, ça veut dire que tu fais de la chimie expérimentale ? s’étonna mademoiselle Hervieu.
— C’est plutôt flatteur pour mon humble travail, mais on peut dire ça, » acquiesça la fille avec un sourire malicieux.
La professeure attrapa la chaise près d’elle et s’assit, abandonnant son calepin près du robinet d’eau osmosée. Elle lâcha un long soupir en prenant sa tête entre ses mains. À elle seule, Lysandre donnait tout son sens au « domaine du Soi ». Bien qu’un peu secouée, l’enseignante sentait sa flamme rêveuse se raviver. Après un après-midi de calvaire à visiter des fiefs mornes et conformistes, elle était tombée sur la gamine la plus prometteuse de tout l’établissement. Gamine qui avait sauté sur l’occasion pour créer un laboratoire de sciences expérimentales digne d’un grand club de recherche dans les sous-sols d’Harvard. Elle avait tout imaginé et monté seule, à tel point qu’aucun professeur n’avait entendu parler de ce lieu.
À voir la minutie de l’endroit, Hervieu comprenait la discrétion que s’imposait son étudiante. Dans le plus grand secret, alors que les autres élèves profitaient de leurs pauses pour lire, jouer ou invoquer des démons, Lysandre venait vérifier ses colonnes de chromatographie et ses digestions enzymatiques. Elle lançait une énième distillation fractionnée dans l’espoir d’une nouvelle découverte scientifique qui serait digne d’être publiée dans le Science. Priscilla en avait presque les larmes aux yeux.
Soudain, un grognement dans la cloche entreposée sur le comptoir, à côté d’elle, la fit sursauter. Elle bondit de sa chaise en découvrant une petite créature rose difforme de la taille d’un gros rat, qui grattait la paroi en verre. Horrifiée, elle constata aussi un bac de dissection qui traînait dans l’évier, sur lequel était épinglé la même tumeur sur pattes, les organes à l’air.
« Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? gémit l’enseignante, dégoûtée.
— Ça ? repris Lysandre avec flegme, c’est une ‘histoire à l’eau de rose’. Enfin, ce qui s’en rapproche le plus.
— Q-que.. qu’est-ce que… quoi ? »
Priscilla ouvrait des yeux ronds, paniqués, tentant de donner un sens à la scène.
L’étudiante, elle, continuait ses expérimentations comme si tout était normal. Elle servit aussi sa réponse sans se poser de question, comme si tout était compréhensible par un enfant de cinq ans :
« Ce sont des tentatives ratées, expliqua-t-elle, consternée. Je ne sais pas pourquoi, ça foire toujours à l’étape où je tente de briser le quatrième mur histoire de dire ‘‘on n’est pas dans une romance clichée’’. »
Elle servit un petit sourire timide à mademoiselle Hervieu, comme si la seule chose qui la dérangeait était d’avoir raté son expérience. La professeure secoua la tête, incrédule.
« Attends, attends, mais tu travailles sur quoi exactement ? demanda Priscilla.
— Bah… sur le storytelling ! » répondit Lysandre, toute fière, en brandissant un erlenmeyer dans lequel se dissolvait une page de roman.
Sur ce,
Belle Lune,
Wayce Upen Foya
Très bien construit, j’aprécie les descriptions riches en couleurs et la personnalité tordue de cette élève. Une suite à venir ?
Merci pour ton retour (j’avais complètement oublié d’approuver le commentaire ! même si on a déjà échangé sur le sujet ça fait pas très pro)
Pour le moment je vois cette nouvelle surtout comme un one-shot donc pas de suite prévue. J’ai bien aimé les personnages mais je ne saurais pas trop quoi faire de l’univers que j’ai mis en place avec ces quelques étrangetés. Si je trouve une bonne idée pour parler des clichés d’un genre (comme je l’ai effleuré avec la Romance ici) alors je ferai une suite mais pour le moment je n’ai pas eu plus d’inspiration que ça.
J’ai beaucoup aimé ta nouvelle, très fluide, on est rapidement plongé dans l’univers qui est clair. J’apprécie beaucoup ta plume dans cet exercice. J’aime la construction de l’histoire, la manière dont les principaux éléments sont amenés comme le programme culture, et comment sont introduit les personnages. Je trouve que ça fait un super prologue si un jour tu veux faire une suite, sur ce que ça découverte peu entrainer comme ouvrir un passage, laisser échapper des créatures de ses pages, etc.
J’ai quelques remarques/observations, après tu en fais ce que tu veux mais ils n’enlèvent rien à la qualité de ton récit, je te les partage dans un but constructif, ma franchise peut déranger mais il n’est jamais question de méchanceté, juste de remarque:
– Je trouve dans la description de ta pièce qu’il manquait la hotte pour manipulation des produits chimiques, que j’ai visualiser dans ma tête automatiquement en lisant la description de la pièce car c’est selon moi l’élément incontournable d’une pièce de laboratoire.
– Elle s’attacha les cheveux top de l’avoir mentionné (c’est souvent oublié dans les récits de classe de chimie, ou labo), mais elle ne met pas les équipements obligatoires, sur le coup je me suis « hey, elle ne met pas de gants et de lunettes et elle fais des expériences?! » (je crois qu’on me le rabâche trop dans mes formations annuelles obligatoires de sécurité) mais après elle réajuste ses lunettes de protection du coup dans ma tête ça fais « ah bah si », j’aurais rajouté « et s’équipa de protections » ou un truc du genre au début.
– Par contre le « film plastique extensible » pour moi c’est incompatible avec l’utilisation de produits chimiques car ce type de plastique n’est pas imperméable à certain produit et peuvent être contaminer, ce sont des bouchons scellés ou bouchons d’étanchéité (qui peuvent être dans un plastique particulier, en verre ou en silicone). Et comme ton récit décrit bien une salle de chimie au lycée, autant être juste jusqu’au bout (et oui on le mentionne aussi dans notre formation sécurité en laboratoire haha)
– Et juste, c’est dommage qu’on ne sache pas dans quel domaine Priscilla est enseignante (pas de sciences ça s’est sûr), et si c’est sa prof principale car ses réactions sont légèrement disproportionnées pour une enseignante je trouve, du coup en lisant j’avais l’impression que c’était la CPE.
– Ah et le « mademoiselle » m’a dérangé sachant que le terme a été abolie le 26 décembre 2012 par le Conseil d’Etat pour plus égalité avec la gent masculine donc « madame » aurait été mieux, car je trouve que ce terme de « mademoiselle » est sexiste induisant que c’est une « femme non-marié », limite encore « gamine » ou « vieille fille » (oups mon petit côté féministe ressort). Ca ne me dérange pas lorsqu’il est utiliser dans un récit historique ou asiatique par exemple car il colle à la réalité de l’époque ou tu contexte dans lequel il est utiliser mais là c’est du contemporaine qui se passe en France donc ça me dérange personnellement.
Bref je fini mon long commentaire, sur le faite que ta plume est forte agréable à lire et j’ai hâte de découvrir d’autres nouvelles ou roman.