Deuxième Insomnie
Image par Wolfsrib de Pixabay

Deuxième Insomnie

Deuxième insomnie. Je serre les dents.

L’estomac me brûle, mes cernes se creusent. Dans le fond de mon essence se tapit une angoisse qui ne cesse de croître. Chaque seconde que je vois défiler de mes yeux grands ouverts martèle dans ma tête, avec assurance, un mot maudit, malsain, qui m’obsède. J’ai peur de le prononcer ou de l’écrire. Superstitieuse, cela ne ferait qu’invoquer les démons qui me harcèlent depuis l’immatériel. Leur donner consistance ne serait pas qu’un aveu de faiblesse, je suis également terrorisée à l’idée que les regarder en face ne leur donne l’occasion de me porter un coup fatal.

Si on oublie la paranoïa, je suis bien moins une héroïne que je ne veux le croire. Juste une pauvre gamine, aux idées frêles, malmenée par la vie. Juste une gamine que tout le monde regarde de loin, à qui on sourit par politesse mais aux côtés de laquelle on ne passera jamais un bout de son existence. Juste une gamine à laquelle il ne faudrait pas accorder trop d’importance… qui sait si ce n’est pas contagieux ?

Si je cesse de m’apitoyer sur mon sort, que me reste-t-il ? Non seulement je n’ai plus l’air d’une héroïne, mais en plus, il ne me reste aucune compassion à glaner. Je fais juste pitié. Un corps livide, amorphe, blèche. Cette silhouette capricieuse, tourmentée, qui refuse de prendre ses médicaments. Je le vois. À travers mes yeux vitreux, même plus capables de pleurer, je le vois… dans leurs regards.

Pas de compassion pour les faibles. De toute façon, je l’ai cherché. « Elle ne veut pas de traitement ? jugez-la. »

Personne ne comprend. Personne ne ressent cette peur viscérale, qui me prend à la gorge et me cisaille jusqu’au bout des doigts. La peur de disparaitre.

Je n’ai même pas vingt-cinq ans, je suis à peine adulte, je finis de me construire ; et voilà les médecins qui débarquent pour m’expliquer que je ne suis pas moi. Ce sur quoi j’ai bâti tout ce que je suis, toutes mes certitudes, n’est qu’un masque erroné. Vous me demandez de fermer les yeux sur dix années de ma vie, de hocher sagement la tête en avalant mes cachets, sous prétexte que dans deux ans j’aurai la vie sauve ? Mais ai-je seulement envie de tuer ce que je suis aujourd’hui pour survivre demain ?

Pourquoi tout ça ne sonne pas juste ?

Pourquoi me donnez-vous l’impression d’être criminelle quand je dis que j’ai besoin de temps pour accepter mon fléau autant que son remède ?

Je suis malade, je le sais, mais pourquoi dois-je culpabiliser de l’être ? Pourquoi dois-je culpabiliser d’avoir peur de guérir ? Tout ce que je connais, c’est cette maladie et ce que je suis devenue avec.

C’est simple pour vous, vous voyez des centaines de patients défiler chaque mois. Est-ce que vous arrivez seulement à envisager que chacun a une vie, des émotions et des pensées probablement aussi intenses que les vôtres, sinon plus ?

Et est-ce que tous ces gens qui passent sur cette chaise acceptent leur traitement sans broncher, le sourire aux lèvres, comme si c’était normal ? Personne n’a peur ? Personne ne se pose de questions ?

Ma foi, il y a bien eu une époque où la lobotomie sonnait comme une évidence…

Cette vérité n’est pas la mienne, et je n’ai pas envie qu’elle le devienne.

Vous les connaissez, au moins, les effets secondaires de vos médicaments ? Je veux dire, à défaut de me connaître, moi… Vous ne me connaissez pas, vous ne savez même pas que j’existe. Si vous m’aviez ne serait-ce que posé la question, vous sauriez ce que je redoute.

Alors, pour vous, ça semble si absurde que j’aie peur de voir ma personnalité se dissoudre dans vos molécules miracle ?

Pourquoi ne pas prendre le temps d’en parler ? Tout ce que je voudrais, ce sont des réponses, des explications, des détails, des arguments, pour me montrer que cette peur n’est pas rationnelle, que mes pensées volubiles ne se feront pas aveuglément descendre par vos remèdes.

Écrire, c’est tout ce que j’ai. Si vos solutions magiques m’enlevaient mon inspiration, avortaient mon bébé, vous trouveriez toujours mes angoisses injustifiées ?

Qui paiera les dédommagements, si je suis assez lucide pour me souvenir de moi ?

Et si la peur prend le dessus, que ferez-vous ? Vous finirez par m’enfermer ?

Après ça, on s’étonne que je sois venue à reculons…

Personne ne comprend mes angoisses. Ou plutôt, personne ne cherche à les comprendre, ni même à les écouter. En fin de compte, je ne suis rien d’autre qu’une emmerdeuse, une chieuse paranoïaque qu’il faudrait sangler.

Deuxième insomnie. Je respire fort.

Je ne veux pas dire son nom, mais il faudra bien que je m’y résolve. Deux semaines que ça dure, comme un film visqueux qui recouvrirait tout mon corps, refusant de me laisser respirer. Elle est là, je le sais, elle me hante. Cet état ambigu incrusté sous ma peau, qui m’empêche d’être triste ou heureuse ; qui m’écrase jour et nuit. Cette partie défectueuse de mon être que je refuse de jeter car je ne saurais pas quoi être sans.

Toi.

Moi.

Va te faire foutre.

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