Le tristement lucide Reflet d’un clone (Saynète)
Image par Susan Cipriano de Pixabay

Le tristement lucide Reflet d’un clone (Saynète)

Il se regarde dans le miroir, les cernes, le visage pâle.

Le clone – Sinon, toi, ça va ?

Le reflet – Ma foi… comme un reflet.

Le clone – Comme un reflet ? C’est-à-dire ?

Le reflet – Un reflet. Hem… comment… enfin… c’est un reflet, quoi.

Le clone – Jusqu’ici, logique.

Le reflet – Un reflet, ça ne « va » pas.

Le clone – En clair ?

Le reflet – Je ne peux pas dire que je vais bien. Je ne peux pas dire que je vais mal. Je vais. J’existe. C’est tout. J’ai pas tellement le choix.

Le clone – Et si tu l’avais, le choix ?

Le reflet – Je ne l’ai pas. Je ne l’aurais jamais. Pourquoi tu me poses ce type de question ?

Le clone – Parce que je me les pose.

Le reflet – Qu’est-ce que ça changerait, de savoir ce que je ferais si j’avais le choix ?

Le clone – Ce que ça changerait ? Eh bien, si tu as le choix d’exister et que tu fais le choix de ne pas exister, c’est que ça ne va pas, j’imagine.

Le reflet – C’est pour cette raison que je n’aurai jamais le choix. Je ne peux pas ne pas exister. À l’instant où tu passe devant un miroir, me voilà. J’existe. Je n’ai pas le choix. Un point c’est tout.

Le clone – Et si moi je n’ai pas envie d’exister.

Le reflet – Si tu cesses d’exister, je cesse d’exister.

Le clone – Mais, mes envies n’influencent pas les tiennes ?

Le reflet – Je n’ai pas d’envies.

Le clone – Comment peux-tu vivre sans envies ?

Le reflet – Je n’ai jamais dit que j’étais vivant.

Le clone – Que… hein ?

Le reflet – J’ai dit que j’existais, je n’ai pas dit que je vivais.

Le clone – La nuance est-elle si importante.

Le reflet – Suffisamment pour te dire que tu devrais y prêter attention.

Le clone – Je… je ne comprends pas.

Le reflet – Tu devrais prêter attention à cette nuance pour ta propre vie.

Le clone – Qu’est-ce que tu racontes ?

Le reflet – Moi, je n’ai pas le choix. Je ne peux pas faire autre chose qu’exister sans vivre. Je ne suis qu’un reflet. Je ne suis que fait de lumière. Je ne peux pas ressentir. Je suis là, parce que je le dois, parce que je n’ai pas le choix, parce qu’il ne peut en être autrement. Je suis là, je ne peux pas avoir d’émotions. Je sais les mimer à la perfection, je sais imiter tous tes gestes et tes mimiques… mais jamais, ô grand jamais, je ne pourrais vivre.

Le clone – Et ?

Le reflet – Et toi, tu le peux.

Le reflet marque une pause comme s’il attendait que le clone réagisse, mais rien ne se passe. Le clone semble attendre la suite du discours, naïvement.

Le reflet – Alors pourquoi tu ne le fais pas ?

Le clone – Comment ça ?

Le reflet ne répond pas. Il se contente de le regarder fixement.

Le clone – Enfin… tu vois bien que je suis vivant ? Puisque c’est moi qui te crée.

Le reflet – Ce que je vois, c’est que tu existes.

Le clone – Oui. C’est pour ça que tu es là. Je ne vois pas ton problème.

Le reflet – Il n’y a pas de problème. Enfin, moi, je n’ai aucun problème avec ça. De toute façon, je ne suis pas capable d’empathie, je suis juste un reflet. En revanche, toi, tu as peut-être un problème.

Le clone – Moi ? Un problème ?

Le reflet – Pourquoi tu te contentes d’exister ? Pourquoi tu ne fais pas le choix d’être vivant ?

Le clone – Hein ? mais bien sûr que je choisis d’être vivant !

Le reflet – Non. Tu te contentes juste d’exister.

Le clone, crie – Mais arrête ! Je te dis que je suis vivant !

Un silence s’installe pendant quelques instants.

Le reflet – Qu’est-ce que tu ressens, là ?

Le clone – Ce que je ressens ?

Le clone semble faire une instrospection devant le regard accusateur du reflet.

Le clone – Je crois… je crois que je ne ressens rien.

Le reflet ne répond que par une onomatopée mi-satisfaite, mi-donneuse de leçons.

Le clone – Non mais ! ça ne veut rien dire ! Arrête de te monter la tête, je suis juste un peu fatigué aujourd’hui, mais tout va bien, je suis parfaitement vivant.

Le reflet – Vraiment ?

Le clone – Vraiment !

Le reflet – Qu’est-ce que tu ressentais, hier ?

Le clone – Hier ? Il réfléchit encore un instant. Hier, hier… je ne sais pas trop. Peut-être que… peut-être que j’étais un peu triste… ou vide… ou rien…

Le reflet laisse encore une fois échapper une intonation condamnatrice.

Le clone – Non mais ! ça ne veut rien dire. Arrête. C’est pas comme si c’était improbable d’être fatigué pendant deux jours d’affilé. J’ai eu une mauvaise semaine, c’est tout. C’est pas ça qui va m’empêcher d’être vivant.

Le reflet – Ça fait combien de temps que tu es fatigué, dis-moi ?

Le clone, pensif – Oh, ça doit bien faire une semaine… ou peut-être deux.

Le reflet – Et avant ça ?

Le clone – Avant ça, quoi ?

Le reflet – Qu’est-ce que tu ressentais ?

Le clone – Je… heu… ben, peut-être que j’étais déjà un peu fatigué. Depuis… un ou deux mois. Rien de bien grave, ce doit être la saison qui fait ça.

Le reflet – Ta dernière émotion remonte à l’année dernière, donc ?

Le clone – Oh oui ! Sûr. Il semble réfléchir un moment. Ou alors, peut-être l’année d’avant… Après encore une réflexion. Non ! Je sais ! ça doit faire trois ou quatre ans !

Le reflet – Il y a quatre ans, tu n’existais pas.

Le clone – Je te demande pardon ?

Le reflet – Il y a quatre ans, tu n’existais pas.

Le clone – J’avais bien entendu la phrase. Ce que j’aimerais c’est que tu me l’expliques.

Le reflet – Joue pas à l’autruche. Tu sais ce que je veux dire. Tu es juste un clone. Un clone, qui, il y a quatre ans, n’existait pas. Donc, tu n’as jamais eu d’émotions. Tu n’as jamais été vivant.

Le clone, vexé et irrité – Déjà, je suis sûr que, il y a quatre ans, j’existais ! Ensuite, c’est pas parce que je suis un clone que t’as le droit de me parler sur ce ton. Je ressens. J’ai des sentiments. Contrairement à toi !

Le reflet – Tu pourrais en avoir, nuance. C’est sûr qu’être un reflet et savoir qu’on ne peut rien ressentir, c’est probablement moins frustrant que d’être un clone et savoir qu’on n’arrive pas à ressentir quoi que ce soit.

Le clone – Mais ferme ta gueule ! T’es juste jaloux parce que j’ai des émotions et pas toi !

Le reflet – Je ne peux pas être jaloux. Je n’ai pas d’émotions. C’est toi qui n’es tout simplement pas capable d’accepter que tu n’as jamais été vivant.

Le clone, fulmine – Ha ha ha ! Franchement, c’est une remarque que je prends de loin, venant de quelqu’un qui, de par sa nature, ne peut pas ressentir quoi que ce soit !

Le reflet – Ça me permet au moins d’être plus objectif que toi.

Le clone devient fou de rage et dans un excès de colère, donne un coup dans le miroir, qui se brise. Le reflet se fige, comme s’il s’était cassé avec le miroir.

Le clone – Je ne suis pas aussi plat que toi !

Après une pose où il respire fort, halète, le clone se met à rire avec un rire dérangé.

Le clone – Tu vois ? Je suis en colère ! Je ressens des trucs. Je suis vivant. Je. Suis. Vivant.

Le clone semble soudain contrarié.

Il entre sur scène, consterné, l’air abattu.

Lui – Tu es vraiment en colère, clone ?

Le clone, se retourne vers lui, décontenancé – Que… je… non…

Lui – Non, quoi ?

Le clone, effrayé – Non, je ne suis pas en colère.

Lui, perplexe – Je vois. C’était simplement un réflexe d’auto-défense de ta psyché. Être devant le fait accompli te dérange. Ton cerveau défaillant ne l’accepte pas. Il n’en est pas capable. Alors il se protège.

Le clone – Mon cerveau… défaillant ?

Lui – Ce n’est pas grave. Ne t’en fais pas. Tout va bien.

Le clone – Ce n’est… pas grave ?

Lui – Non. Rien n’est grave. On trouvera une solution. Tôt ou tard, on résoudra ce problème.

Le clone – Une solution ? C’est pas grave… de pas… être vivant ?

Lui – On fait avec. Il prend une grande inspiration. En revanche, toi, comme ça, tu n’es rien qu’un échec de plus. Tu ne me sers plus à rien.

Le clone met quelques secondes à réaliser, puis panique. Lui lève son bras droit, résigné, en dévoilant une arme à feu. Il tire sans remords alors que le clone commençait à bégayer des supplications. Le corps du clone tombe raide sur le sol.

Lui laisse retomber son bras le long de son corps, contemple le cadavre du clone sur le sol avec lassitude, puis regarde dans le miroir le reflet qui s’estompe.

Lui s’avance vers le miroir, sans conviction.

Peu à peu, une jeune femme apparaît comme son reflet, mimant tous ses mouvements. À la différence près que, elle, arbore un immense sourire vicieux là où lui conserve depuis le début une expression déchue sur son visage. Elle, dans le miroir, a le visage criblé de plusieurs trous sanguinolents.

Ils se regardent. Lui fait plusieurs mouvements pour vérifier qu’il s’agit bien de son reflet.

Soudain, elle se détache et laisse échapper un rire sardonique.

Elle, dans le miroir – Plus le temps passe, et plus je trouve ça amusant.

Lui ne répond pas, il la regarde en soupirant.

Elle, dans le miroir – Enfin, tu sais… huit, ça fait beaucoup.

Lui – C’était le huitième ?

Elle, dans le miroir – C’était le huitième.

Lui – Alors j’attendrai deux ans de plus pour le prochain.

Elle, dans le miroir – Oh ! Quelle belle progression ! Elle rigole. Je ne te savais pas si acculé que ça.

Lui – Il est clair que j’ai perdu mon temps avec les premiers. Je dois passer à la vitesse supérieure.

Elle, dans le miroir – C’est certain ! Sinon, tu seras mort avant d’avoir trouvé la solution.

Lui – Merci pour ton soutient.

Elle, dans le miroir – Avec plaisir. Elle rigole. Tu sais, moi, je ne suis pas souvent là, mais qu’est-ce que je m’amuse ! Le plus drôle c’est que quand tu échoues, il y a toujours forcément un miroir dans la pièce. Alors, je suis aux premières loges pour constater ton échec.

Lui – Tu veux bien éviter d’en rajouter une couche ?

Elle, dans le miroir – Et gâcher mes quelques secondes de liberté pour ces six prochaines années ? Tu rêves ! C’est si bon d’avoir des émotions. J’ai jamais autant ri de mon existence. Et toi, depuis que je ressens, tu évites de me regarder, ou même de me laisser exister. T’es vraiment pas sympa. Tous ces échecs, tu les mérites !

Lui, résigné – Probablement.

Elle, dans le miroir – Pff. T’es même pas amusant. Tu veux pas au moins faire semblant d’avoir une dispute ?

Lui – À quoi bon ? De toute façon, je suis incapable d’être en colère.

Elle, dans le miroir – Dis-moi…

Lui – Oui ?

Elle, dans le miroir – Tu crois pas qu’il serait temps d’essayer de te guérir toi, plutôt que de jouer avec des ersatz ?

Lui – Je ne crois pas, non. Je dois avoir toute ma tête pour essayer de trouver un remède. T’as bien vu ce que ça donne quand j’en arrive moi-même à cette conclusion.

Elle, dans le miroir – Je vois…

Elle, dans le miroir, sourit plus encore que ce qu’elle souriait avant, avec malice.

Elle, dans le miroir – Sinon, tu sais… il reste encore une solution.

Elle relève sa main, qui n’était pas visible dans le cadre du miroir, et révèle le même pistolet que lui. Elle le plaque maladroitement contre son crâne à un endroit où il n’y a pas de blessure et mets ses mains en position pour pouvoir tirer. Elle tire la langue avec malice pendant la manoeuve, montrant sa concentration.

Elle, dans le miroir – Allez, fais-le avec moi ce coup-ci !

Elle éclate de rire, noir sur scène, bruit de balle, le rideau tombe.

Je ne sais pas si certains, parmi vous, se sont déjà posé la question suivante : « Puisque tu parles souvent du fait que l’écriture est pour toi « vitale », qu’est-ce que ça donnerait si on t’empêchait d’écrire pendant un long moment, Wayce ? »

Le tristement lucide Reflet d’un clone est une première forme de réponse à cette interrogation. Même si je n’ai pas été empêché frontalement par quelqu’un, il résume de manière plutôt claire ce que mon esprit régurgite en mots après une période de disette créatrice. Si mes souvenirs ne sont pas trop chaotiques, je revenais de deux bons mois durant lesquels écrire avait été une activité exceptionnelle réservé qu’à des cas d’urgence. Sauf qu’à ce moment, rien ne justifiait un « cas d’urgence » littéraire face à la mélasse socio-éducative dans laquelle je pataugeais. Autant dire que la simple idée d’écrire était un fantasme. Cette période venait surcharger le sentiment de noyade dans lequel je sombrais depuis plus d’un an, frustré de ne pas disposer du temps que je souhaitais consacrer à mes histoires.

Saupoudrez le tout d’une pincée de crise existentielle, arrosez copieusement de stress diplômant, et vous obtenez un bon gros mal-être soufflé, gonflant eu à peu un abcès impossible à cathartiser faut de temps pour rédiger son exorcisme.

Un instant de relâche, une recherche bibliographique un peu moins contraignante que le marathon subi jusqu’alors, et voilà que l’élastique tendu à bloc saute, entrainant avec lui toute cette frustration accumulée. Le bouchon de liège s’envole dans un « POP » presque sinistre, et le liquide qui jaillit de ce magnum est brun, visqueux, à l’odeur soufrée. Servons-nous un verre pour écrire une saynète. J’ai mal, et j’ai besoin que ça fasse mal. Plus encore que d’extirper mes propres idées noires, je veux que le propos dérange et interroge. Un reflet, pour mettre le lecteur lui-même face à ses propres contradictions, son inaction, ses faiblesses.

Le bouchon saute, et pour les deux heures qui vont suivre, je vais écrire. Il n’existe plus rien autour, je ne vois plus personne. Ce texte commence et se termine aujourd’hui. Je vomis dans ces lignes deux mois de retenue bienséante et de déprime inavouable. Le résultat final importe peu car à ce stade j’écris avec la frénésie d’un camé à qui on a laissé entrevoir la possibilité d’une dose de plus. Je troquerai un rein pour pouvoir m’injecter de l’encre en intraveineuse. Ainsi soit-il, le théâtre est intuitif, rapide, facile à tordre et la saynète qui vient au monde irradiera plus d’une autre de mes créations bien que je ne le sache pas encore.

En moins de temps qu’il ne faut pour rédiger un article rétrospectif, le texte est fini. Cinq pages de cynisme résonnent de décrépitude en faisant écho à ma propre fatalité. Le plus drôle dans cette noirceur — ou le plus noir dans cette drôlerie — c’est qu’ici, tout n’est que reflets. Sur les bris d’une âme fragmentée comme un miroir éclaté, les scènes miment mon propre suicide intellectuel de ces cinq dernières années à son paroxysme. Il n’y a pas seulement, dans ces répliques, les deux mois passés arrachés à ma plume ; mais aussi la lente agonie de mon œuvre fantasmée et de cette partie créative de mon esprit que je chéris tant. Une intoxication qui dure presque depuis mes dix-huit ans. En janvier, j’ai ouvert mes yeux, certes, mais on ne m’avait pas, depuis, laissé l’occasion de verser mon encre caustique.

Ce temps, je l’ai pris le jour où naquit Le tristement lucide Reflet d’un clone.

Sur ce,

Belle Lune,

Wayce Upen Foya

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